Maurras, le vote et le Roi
Par Antoine Clapas
En ces temps de présidentielles, rappeler le point de vue de Maurras sur le vote paraît utile d’autant plus que des “spécialistes” peu scrupuleux le déforment. S’il est vrai que le dégoût de la république inspire parfois l’abstention chez les royalistes, il est vrai d’autre part que Maurras n’encourage nullement cette forme d’apolitisme. En 1930, il écrit qu’il ne croit pas « avoir écrit une seule ligne contre le suffrage universel, qu’il ne s’agit pas de détruire, mais de rendre aux affaires où il est compétent ». Parce que le système électif est étendu à tout, on cherche à l’appliquer à des objets pour lesquels il n’est pas compétent, comme l’élection constante du chef de l’Etat.
Inversement, dans l’esprit de la monarchie française, Maurras défend le principe des “républiques françaises”. « Celles des affaires publiques que le citoyen connaît le mieux sont soumises à la surveillance ou au bon plaisir de l’État » : la centralisation administrative « ennuie et tracasse le citoyen français » ; de surcroît, « il le déshabitue de la réflexion et de l’action personnelle » ; « [il] endort et atrophie chez lui la fonction civique. » C’est au nom du civisme, et de ce que l’on appellerait aujourd’hui la participation de l’homme à la vie de la Cité, que Maurras conteste l’élection du président. Il résume sa critique et sa théorie du vote dans la formule : « L’autorité en haut, les libertés en bas ». « À ce niveau limité [local], « la démocratie, assise sur des compétences, des connaissances et des intérêts, n’est plus une mythologie irrationnelle ni une mystification désastreuse » écrit Frédéric Rouvillois (1).
Désastreuse en effet. Le chef de l’État fait l’objet d’un choix d’autant plus mythique que les candidats sont d’abord choisis par les partis, qu’ils ne sont élus que par de véritables fractions de la population, et que la légitimité du nombre est sans cesse concurrencée par la sujétion aux intérêts privés et aux lobbies. On fait beaucoup moins appel à la raison du citoyen qu’à ses sentiments et à sa sensibilité, par des campagnes et des programmes qui ont intérêt à ménager tous les électorats et à noyer les identités politiques. Face à la débauche des moyens techniques et aux spectacles télévisés qui guident l’élection du Président, la monarchie fournit une alternative ; désigné par la naissance le Roi et le peuple sont à l’abri des spectacles avilissants, et le consentement passe par d’autres voies, institutionnelles et symboliques à la fois – on le voit bien au Maroc.
Faire le Roi sans voter ?
Avant que le Roi ne soit instauré, et pour y parvenir, il importe, selon Maurras, que les royalistes rejettent absolument la politique du pire, comme l’abstention. La France en ferait les frais inéluctablement. Il convient au contraire de suivre une attitude civique et stratégique. « L’électeur, puisque électeur il y a, doit participer. » La conduite pratique de Maurras s’est toujours alignée sur ce principe. En 1924, le chef de l’Action française demande aux électeurs de voter pour un candidat du centre droit, qui, dans ses déclarations, avait pourtant conspué odieusement le mouvement royaliste : il s’agissait de faire battre l’avocat de Germaine Berthon, meurtrière de Marius Plateau. En 1919, Maurras écrit qu’« est dangereux » d’« exclure les femmes » du vote : on sait que l’idéologie progressiste et anticléricale des radicaux-socialistes rejettera le vote des femmes jusqu’en 1945.
Le vote pour “le moins mauvais” n’est donc pas aléatoire, et ne répond pas à un caractère partisan. Il ne s’agit pas de voter a priori à droite ou à gauche, pour une parti plutôt que pour un autre. Tout dépend en effet des circonstances, qu’elles soient locales ou nationales ; tout dépend du degré auquel le candidat sera en mesure de servir l’intérêt national.
D’autre part, la politique du “moindre mal” ne constitue nullement une allégeance au régime. Elle suppose d’abord que le prince prétende vraiment, qu’il se pose de lui-même comme alternative. Ensuite, elle tend à prémunir la nation de la destruction, à protéger au mieux les intérêts réels du pays. Cette prudence montre que le souci de Maurras recherche moins un triomphe idéologique, la domination d’une majorité sur une minorité, que le service désintéressé de la patrie, et le recouvrement du pouvoir par celui qui a pour tâche de l’incarner.
Aujourd’hui, nous prenons acte que l’élection du président tombe largement dans la dérision et l’histrionisme : non pas seulement en raison de l’asservissement de la France à l’Union européenne, mais du fait même que les institutions sont en crise, et que l’abstention ne cesse de s’aggraver depuis dix ans. Cela dit, les pouvoirs constitutionnels du président ne sont pas devenus nuls : le futur chef de l’État garde théoriquement la capacité de reconstruire la machine constitutionnelle, et de mettre des conditions plus strictes aux transferts de souveraineté. Parce qu’un président pourrait bien un jour appeler le roi, son choix ne peut passer pour indifférent.
Le futur président pourra-t-il redonner à la France les éléments de souveraineté indispensables à sa pérennité politique, quand les européistes veulent la réduire à une culture ? Rien n’est moins sûr. Il faudrait pour cela une autorité dégagée des partis, inaccessible au jeu des marchés, une voix indépendante de tout ce qui ne la fonde pas expressément : il n’y a que la fonction royale qui puisse remplir ce rôle pleinement. C’est pourquoi nous nous rendrons aux urnes sans illusion ni enthousiasme, mais avec un civisme intégral.
(1) Dictionnaire du vote. Article “Maurras”.
Les royalistes et leur Prince
Par Pierre Pujo
Un texte inédit de Charles Maurras rappelle les trois devoirs des royalistes à l’égard du Chef de la Maison de France.
Yves Chiron a eu l’heureuse idée de publier sous la forme d’une élégante brochure un texte peu connu de Charles Maurras et qui n’avait jamais été édité. Il s’intitule Trois devoirs et fut écrit en 1948 par le maître de l’Action française, alors emprisonné à Clairvaux, en réaction à l’ouvrage que le Comte de Paris venait de faire paraître Entre Français.
À ce sujet Xavier Vallat, qui fut le compagnon de détention de Maurras, raconte dans un enregistrement sonore datant de 1960 ou 1961 dont j’ai retrouvé le texte : « À la fin de l’été 1948, Mgr le Comte de Paris eut l’occasion de faire certaines déclarations en faveur du fédéralisme européen dont Charles Maurras fut toujours l’adversaire aussi ardent que convaincu tant était forte sa conviction que les États-Unis d’Europe tomberaient forcément sous la coupe de l’Allemagne. C’est dire si sa réaction fut vive ! Il se jeta sur sa plume et, dans la nuit, remplit d’un trait cinquante pages du cahier d’écolier où il aimait écrire, sous le titre Trois devoirs. Il s’agissait, bien entendu, des trois devoirs d’un royaliste français devant une divergence de vues sur un sujet important, entre son Prince et lui. »
Fidélité et respect
Des divergences entre le Chef de la Maison de France et l’Action française étaient apparues dans les années précédant la Seconde Guerre mondiale. Elles ne concernaient que la stratégie du royalisme. En 1948, c’était plus grave car des orientations politiques fondamentales étaient en cause.
Le premier devoir souligné par Maurras était celui de la fidélité et du respect à l’égard de l’héritier de nos rois dont la légitimité ne saurait être contestée au nom de divergences de vues sur des questions politiques.
La correspondance entre Charles Maurras et Xavier Vallat témoigne même de la confiance inébranlable du maître de l’Action française dans le Comte de Paris et le succès de ses entreprises (1).
Le devoir de remontrance
Le second devoir était de remontrance. Quand l’avenir de la nation est en cause, c’est un devoir pour les citoyens réfléchis d’avertir le Prince qu’il se trompe surtout quand ce Prince est en exil et n’a pas nécessairement une vue exacte des problèmes politiques du pays. En l’occurrence, le Comte de Paris faisait l’éloge d’un parlementarisme qui avait fait le malheur de la France. Il approuvait, aussi, les conceptions fédéralistes européennes qui déjà se répandaient dans la classe politique. Maurras réplique que l’unification de l’Europe qui est projetée ne sera plus « une simple alliance utile ou nécessaire, bien mal ficelée, contre un ennemi déterminé. Ce sera la démission d’un certain nombre de souverainetés européennes, et leur subordination, non pas, comme on le raconte, dans une impossible souveraineté commune, mais dans la volonté et dans le profit d’une Puissance plus forte, devenue seule reine et maîtresse ». Cette puissance, ce sera l’Allemagne. Plus de cinquante après, l’analyse et l’avertissement de Maurras demeurent valables à l’encontre de tous les dévots du fédéralisme européen (dont le comte de Paris était bien revenu à la fin de sa vie et que récuse également Mgr le Comte de Paris, duc de France).
Maurras estimait qu’il convenait d’avoir pour objectif le développement d’« un bon État national », c’est-à-dire « une bonne armée, une bonne marine, une bonne politique extérieure, de bonnes finances ». Il fixait cette règle : « La sagesse politique doit se concentrer et non se disperser. Qu’elle se munisse et se prémunisse d’alliances sûres, mais qu’elle se garde avec soin non seulement de toute aliénation de souveraineté, mais aussi des engagements indéfinis ou mal définis dont toutes les réciprocités ne seraient pas clairement stipulées. » La France soit être forte et garder la maîtrise de ses destinées ; elle pourrait ainsi entrer dans les organisations internationales sans risquer de s’y trouver en position d’infériorité. Ce texte de Maurras est d’une étonnante actualité.
Maurras éprouvait quelque tristesse de constater que le Chef de la Maison de France, à l’époque, parût tourner le dos à la défense de la nation qui avait guidé tous les rois capétiens. Il ne désespérait pas que le Prince réformât sa position – ce qui devait survenir plus tard. À la décharge du Comte de Paris, il faut se souvenir que la loi d’exil n’était pas encore abolie et que le chef de la Maison de France flattait les politiciens (notamment les démocrates-chrétiens du M.R.P.) pour qu’ils se décident à mettre fin à une situation inique, ce qui survint en 1950. Le succès remporté alors par le Comte de Paris est à mettre dans la balance du jugement porté sur ses écrits d’alors.
Le devoir de suppléance
Le troisième devoir fixé par Maurras était un devoir de suppléance : puisque le chef de la Maison de France adopte des positions manifestement contraires aux intérêts du pays, le devoir des citoyens est de mener le combat pour, en quelque sorte, sauver la France malgré le Prétendant et sans lui. Un choix douloureux mais nécessaire. Les Français réfléchis qui mèneront ce combat ne sont pas assurés de l’emporter. Maurras observe : « Si les nations sont guérissables, elles ne sont pas forcément immortelles et, en tout cas, elles ne sont jamais guéries par le formulaire diviseur des factions. » La France peut disparaître. Mais elle peut aussi connaître une résurrection. Le premier acte des Français patriotes victorieux « s’appellera la Restauration de la Monarchie, de son autorité, de ses libertés, entre les mains du seul Principat possible régulier, légitime, le vôtre, Monseigneur ».
Ces “trois devoirs” furent mis en œuvre par les royalistes d’Action française durant la guerre d’Algérie où le Comte de Paris crut devoir approuver la politique de De Gaulle. L’A.F. ne cessa pas d’être fidèle au Prince tout en combattant la politique qu’il soutenait. À vrai dire l’une et l’autre conservaient le même objectif, la restauration de la monarchie. Le Comte de Paris espérait que De Gaulle préparerait cette restauration bienfaisante pour la France. En fait, De Gaulle ne restaura que la république (pour la deuxième fois). Il lui donna une apparence monarchique, une apparence seulement et l’on voit aujourd’hui ce qu’il en reste : pas grand chose. La Ve République, comme la IVe comme la IIIe, est le régime de la lutte acharnée des partis sans régulateur au sommet de l’État.
« Ne renoncez pas à la France ! »
La critique de la démocratie diviseuse et inutile et celle du fédéralisme européen par Maurras demeurent actuelles. L’analyse de Maurras conserve toute sa valeur. Elle la conserve aussi dans l’attitude que les royalistes doivent, le cas échéant, adopter à l’égard des Princes. De ce point de vue, nous n’avons pas de souci à nous faire aujourd’hui. Le dernier message – pathétique – aux Français du Csomte de Paris fut de les mettre en garde contre les abandons de souveraineté et de les inciter à « ne pas renoncer à la France » (avril 1998). Son fils Mgr le Comte de Paris, Duc de France, s’est inscrit dans la même ligne par ses déclarations publiques depuis juin 1999. Nous avons l’assurance que le dessein capétien continuera à être incarné dignement et qu’il sera poursuivi. Maurras peut dormir en paix.
* Charles Maurras : Trois devoirs. Présentation par Yves Chiron. Editions BCM, 16, rue de Berry, 36250 Niherne. 70 F (plus port).
(1) Charles Maurras et Xavier Vallat : Lettres passe-murailles. Éd. La Table ronde, 1966.
Le Royaume et l'Empire
Considérations sur l'exception française
Par Michel Michel*
Ah ! que l'Europe était belle quand, au milieu du XXe siècle, elle n'était qu'un test projectif ; chacun pouvait la rêver en fonction de ses fantasmes :
Hélas, en s'incarnant le rêve perd son prestige ; l'euroscepticisme se développe en conséquence et la belle Europe que Zeus, transformé en taureau, avait enlevée des rivages d'Asie, accouche d'une étrange vache folle.
- la Paix Perpétuelle dans la lignée "généreusement" pacifiste d'Aristide Briand,
- l'union des forces américano-occidentales contre le péril communiste,
- la discrète revanche des vaincus de l'histoire, celle des autonomistes bretons ou alsaciens dont l'identité régionale avait été mise à mal par deux siècles de jacobinisme, celle aussi des épurés d'après 45 qui, quelques années auparavant, avaient plus ou moins cru à la "Nouvelle Europe" rassemblée autour du Reich de mille ans,
- la Sainte Économie Romaine Germanique, c'est-à-dire l'internationale démocrate chrétienne soutenue par Pie XII, à l'époque où une conjonction des chefs d'Etat catholiques de culture germanique dominait l'ouest européen : Adenauer, Robert Schumann (alsacien d'avant 1914), et Gasperri, italien de Trieste,
- les guelfes comme les gibelins croyaient que l'Europe était une façon de réaliser leur antique idéal, tandis qu'idéologues, technocrates et marchands pensaient ainsi se débarrasser des archaïsmes d'une histoire trop complexe pour permettre la réalisation des utopies rationnelles modernes.
- les uns y voyaient une façon de préserver l'identité des vieux peuples de l'ancien continent, les autres une étape dans la réalisation du "village planétaire ".
Vers la fin des années 70, avec les punks, le club de Rome, l'écologisme, et les crises pétrolières, le mythe du Progrès s'est effondré. À présent, l'optimisme prométhéen semble avoir cessé. Le paysage de l'Europe aujourd'hui, c'est les friches industrielles que de lointaines délocalisations ont laissées là, des campagnes désertifiées, des " quartiers difficiles " dont les brèves explosions parviennent mal à distraire des chômeurs sans espoir de trouver un jour quelque emploi.
On nous présentait l'Europe culturelle comme la synthèse de Goethe plus Shakespeare, plus Molière, plus Calderon et Goldoni (comme si nous en étions privés auparavant) , alors que ce qui se profile en guise de ciment culturel, c'est le Bronx des séries B américaines, le Hip-hop, et les hamburgers.
Il devient d'ailleurs de plus en plus difficile d'identifier géographiquement le projet européen : les critères de Maëstricht pour accéder au club de l'Euro ne sont ni géographiques, ni culturels, ni historiques, mais financiers et vaguement idéologiques. Déjà, la candidature de la Turquie laissait rêveurs ceux qui voyaient dans l'Europe une sorte de succédané de la Chrétienté...
L'existence du rideau de fer permettait de tracer une frontière qui, pour idéologique qu'elle soit, permettait de s'y retrouver. La fin de la menace communiste, qui était le principal fédérateur externe de cette Europe, brouille les cartes, surtout quand de nombreux lambeaux de l'ex-empire soviétique manifestent leur volonté d'entrer dans la " Maison Europe "...
La douloureuse désagrégation de l'Union Soviétique - ou de la Fédération Yougoslave - a montré que la formation de grands ensembles multiculturels était loin de constituer un gage de paix et de stabilité; et d'ailleurs un rapide examen de l'histoire montre que les guerres civiles ne sont pas moins cruelles que les guerres internationales. Le réalisme oblige à s'interroger sur les probables guerres de sécession qu'une Europe aurait à affronter, alors qu'un empire neuf comme les U.S.A. n'a su les éviter.
Pour autant mon objectif ici n'est pas de faire la liste des raisons de l'euroscepticisme ; au contraire, j'ai voulu essayer de comprendre quels pourraient être les véritables fondements d'une Europe enracinée dans son histoire. Cette réflexion m'a amené à constater la position singulière de la France en contrepoint et bien souvent en opposition avec cette tradition européenne.
Le roi de France est empereur en son royaume
L'anthropologie et l'histoire montrent que les formes qui organisent cette dimension politique sont en nombre limité.
La forme la plus répandue est la tribu, le clan, l'ethnie, c'est-à-dire la logique familiale élargie parfois à de très nombreuses populations : aujourd'hui, la nation allemande peut être conçue comme une ethnie de 80 millions de personnes que peuvent à tout moment rejoindre les ressortissants d'autres États s'ils sont d'origine germanique.
La cité est une autre forme d'organisation qui est apparue en Méditerranée : à l'abri d'une muraille et d'un système de lois se développe un marché. Les cités entretiennent un commerce cosmopolite que permettent particulièrement les voies maritimes; c'est pourquoi on les appelle parfois des thalassocraties. De nombreuses cités grecques, phéniciennes, Venise, Gênes, les villes de la ligue hanséatique illustrent ce type dans lequel on peut dans une certaine mesure classer les Pays-Bas ou l'Angleterre à certains moments de leur histoire.
Avec le télécommandement que permet l'écriture sont aussi apparus les Empires. Dans ce cas, le principe organisateur est un État appuyé sur des armées et une bureaucratie (les mandarins, le scribe assis des Pharaons, les missi dominici de Charlemagne...) . Cet Etat conquérant vise à l'empire du monde et n'a d'autres limites que celles qui s'imposent à lui par la résistance d'une autre entité politique et l'épuisement de ses propres forces. Des Aztèques aux Assyriens, de l'Empire turc à l'Empire américain, les exemples sont nombreux.
En dehors de ces trois types, les autres formes d'organisation politiques (comme la théocratie de l'Islam des premiers siècles ou celle de la monarchie pontificale) peuvent être considérées comme des exceptions. La nation française est l'une de ces exceptions, même si elle a pu servir de modèle à de nombreux mais souvent éphémères États-Nations entre la fin du monde féodal chrétien, et la montée du principe des nationalités (c'est-à-dire de l'organisation politique sur une base ethnique) au XIVe siècle.
La nation française n'est ni une ethnie (comme la nation apache ou la Slovaquie) ni une Cité marchande (même si des cités de ce type comme Marseille ou Bordeaux ont pu y prospérer) ni un Empire (car si un État en est le fédérateur, cet État ne prétend pas à l'empire du monde) .
Depuis sa chute, le fantôme de l'Empire romain hante l'Occident. C'est à cette figure que se réfèrent Byzance, Charlemagne, la Sainte Russie (ou troisième Rome), le Saint Empire Romain Germanique, les Habsbourg, Napoléon ou le troisième Reich. C'est à César que renvoient Keiser ou Tsar, et aux aigles romaines toutes les aigles qui ornent les blasons impériaux de l'histoire.
Si l'Europe devait être autre chose qu'un marché commun, (au mieux un espace de transactions entre États, au pire un marché à exploiter sans entraves pour la finance internationale), ce ne pourrait être qu'un empire. Il suffit de sortir de France et probablement de la Grande Bretagne, pour trouver en Europe les filigranes de la figure du Saint Empire Romain Germanique.
Mais la France, par toute son histoire s'est forgée à côté et largement contre l'Empire.
La France a de nombreuses racines, mais elle se constitue lorsque les légistes des premiers capétiens proclament que le roi de France est Empereur en son royaume. C'est-à-dire que le roi de France revendique la souveraineté sur une partie seulement du monde et refuse toute allégeance à l'Empereur. C'est d'ailleurs parce que les barons et évêques francs ne supporteraient pas d'avoir pour souverain un sujet de l'Empereur qu'est justifiée la mise à l'écart du dernier carolingien et la prise du pouvoir par Hugues Capet.
Le Français est un jardinier
Au fond, on peut comprendre que les héritiers des cités marchandes du nord de l'Italie, celles de l'ancienne Lotharingie, des Flandres ou de la ligue Hanséatique puissent rêver d'une nouvelle forme d'Europe impériale leur assurant, pour un minimum d'allégeance, la liberté de circulation des personnes, des idées et des biens , valeur qui a toujours été la source de profits des marchands.
Mais nous autres Français... Notre prospérité et notre gloire, de Bouvines à Valmy, résulte au contraire de notre tendance à nous porter aux frontières pour assurer l'intégrité du Pré carré.
La France est un creuset visant à fondre (ou tout au moins à fédérer) les peuples et les cultures présentes sur ce sol... La France n'est pas un carrefour, un simple lieu d'échanges et de passage. Si elle accepte les influences les plus diverses c'est pour les fixer, les assimiler, les nationaliser. Sinon elle rejette avec violence les partis arabes (Charles Martel), anglais (Jeanne d'Arc), espagnols(Henri IV), les Concini et autres prussiens ou Kollabos qui pourraient mettre en cause sa souveraineté. L'Église de France qui de la Sorbonne prétend donner des leçons à toute la Catholicité - et n'ayant pas réussi à fixer la Papauté en Avignon - ne supporte pas que Rome régisse ses affaires intérieures. D'où les perpétuelles résurgences du gallicanisme, de Bossuet à Galliot.
En son Analyse spectrale de l'Europe parue en 1928, Hermann von Keyserling l'avait bien compris, le Français est un jardinier; il arpente son domaine avec trop d'intérêt pour accepter de l'abandonner. Comme un paysan il est soucieux des bornes de sa propriété. Au point même de se persuader que les frontières de ce pays artificiellement (c'est-à-dire par art) rassemblé par un État étaient des frontières naturelles. La Pologne, l'Allemagne ont pu au cours de l'histoire errer sur des aires géographiques aléatoires, se translatant au hasard des guerres sur plusieurs centaines de kilomètres ; la France n'a pas pu supporter l'amputation de l'Alsace et du nord de la Lorraine et pendant quarante ans, après 1870, les Français sont restés obsédés par la ligne bleue des Vosges, comme un amputé sur son membre fantôme. Les frontières de la France ont une importance imaginaires sans mesure avec les limes d'un empire, zones incertaines où s'atténue et s'éteint la puissance de l'État, territoires confiés aux barbares pour contenir d'autres barbares, états vaguement vassaux, peuplades assujetties au tribut lorsqu'on possède suffisamment d'énergie pour aller l'exiger... Aussi n'est-il pas étonnant que, malgré les accords de Schengen, la France n'accepte pas de renoncer aux contrôles de ses frontières.
Le Pré carré est curieusement devenu Hexagone, mais, quoiqu'il en soit, la France reste associée à une figure fermée, au caractère archétypal. En France, le droit du sol tend à prévaloir sur le droit du sang. C'est cette terre bien délimitée, sacrée, c'est-à-dire coupée par des frontières du monde profane, c'est cette terre qui fait le français.
Les Compagnons du Devoir et les coureurs cyclistes font leur Tour de France, c'était également le cas des rois capétiens jusqu'à Louis XIV; et l'opinion reprocha beaucoup à Louis XV et à Louis XVI de ne pas accomplir ce rite. Le Tour de France, comme on fait le tour du propriétaire…
On parle aussi du jardin de France. Tout jardin vise à retrouver le jardin d'Eden en rassemblant sur un seul lieu toutes les espèces végétales comme l'arche de Noé rassembla toutes les espèces animales. Le jardin japonais prétend surprendre la grâce de l'instant, le jardin persan veut combler la félicité des sens, le parc à l'anglaise expose le charme d'une nature pacifiée, la forêt allemande (le chevalier et la mort de Dürer, le roi des Aulnes de Schubert) exalte la volonté de celui qui la pénètre. La caractéristique du Jardin à la française, c'est que la nature y est maîtrisée - mais non abolie - par une raison que d'aucuns diraient cartésienne, et que je préfère qualifier de pythagoricienne (" que nul n'entre ici s'il n'est géomètre ").
Si la terre est l'objet d'une passion secrète, - on connaît le goût des Français pour la propriété immobilière, la maison de famille à la campagne, la pratique du jardinage -, c'est que la terre est mesurée dans une géométrie qui l'unit ainsi à quelque raison céleste.
Même au plus fort de leur puissance, les rois de France se sont contentés d'agrandir prudemment et très progressivement le Pré carré. Le Roi Soleil lui-même devra par le traité d'Utrecht, renoncer à rassembler sous une même couronne le royaume d'Espagne et celui de France.
La France a hérité des Grecs cette méfiance de l'Hybris, la démesure. Au grand, il est toujours possible d'ajouter une quantité supplémentaire, indéfiniment... Face à la démesure des monuments barbares ou des empires asiatiques aux limites toujours transgressables, les Grecs opposaient un idéal d'harmonie issue de justes proportions.
Comme la Sorbonne au sein de la Chrétienté, la France s'est volontiers (et peut-être un peu abusivement) attribuée le rôle ambigu d'institutrice du monde ; mais cette prétention n'est possible qu'au prix d'une renonciation à l'Empire du monde. Dans les sociétés indo-européennes, comme en Chrétienté, l'autorité spirituelle doit toujours être distincte du pouvoir temporel...
On le sent: rien n'est plus contradictoire au génie territorial de la France que cette Europe sans frontière, à six, à douze ou à trente-six, avec ou sans la Turquie, l'Angleterre ou le Kamtchadka...
Que resterait-il de la France sans État souverain ?
La réalité ethnique est dotée d'une force organique qui lui permet de tolérer des formes d'organisation politique les plus diverses. La " Germanie ", (les germains c'est-à-dire les frères) s'est maintenue sans État spécifique jusqu'en 1870.
Les grandes cités peuvent même trouver quelque intérêt à ne dépendre que d'un État assez lointain pour ne pas trop les contraindre : un Milanais restera Milanais, qu'il soit rattaché à l'Italie, à la Padanie, ou à quelque Empire européen. Italiens ou Allemands n'ont pas grand-chose à sacrifier en acceptant de voir transférer à un État supranational une souveraineté qui ne date au fond que de quelques dizaines d'années. Ne parlons même pas des Tchèques, des Maltais ou des Biélorusses... L'État Belge a été créé par un compromis entre l'Angleterre et la France, il ne trouve sa légitimité que dans l'utilité des services qu'il peut rendre à ses habitants, et n'importe quelle autre puissance publique ne sera-t-elle pas aussi légitime si elle parvient à rendre des services équivalents ?
Mais au milieu de ces États fonctionnels et de ces ethnies, la France apparaît comme une communauté politique exceptionnelle. La nation française, à l'évidence, n'est pas une ethnie ; et plutôt que de parler du peuple français, ne devrait-on pas parler des peuples de France, celtes, gallo-romains, germaniques, catalans, basques, corses, arvernes, ligures ou flamands...
La France n'est même pas une langue ; même si le Français est le bien commun des Français. D'abord parce que ce bien commun, les Français le partagent avec bien d'autres peuples plus ou moins partiellement francophones. D'autre part, l'unification linguistique n'est qu'une réalisation tardive due en grande partie au jacobinisme de la république qui s'acharna méthodiquement contre les langues provinciales qu'il jugeait menaçantes pour l'unité d'une nation qui avait perdu son fédérateur historique. Or Mistral ne fait pas moins partie du patrimoine de la France que Maupassant... Si le jardin de France est l'oeuvre d'art de la dynastie capétienne, il n'y a pas de raison de penser que la diversité des essences puisse nuire à ce jardin.
La France n'est pas une unité ethnolinguistique; elle ressemble par ce trait à la Suisse, fédération de peuples et de cultures. Dans ces deux cas, il s'agit d'un rassemblement politique dont la cause réside dans un fédérateur. Fédérateur externe pour la Suisse - il s'agit d'échapper à l'emprise des Habsbourg -, fédérateur interne pour la France : l'État capétien.
Cependant la France n'est pas qu'un État, c'est aussi une Nation ; non une ethnie, mais un ensemble de peuples que des siècles d'histoire commune, un héritage plutôt heureux, ont progressivement transformé en une communauté de destin originale.
La France est le type même de l'État-Nation : État coïncidant avec une communauté humaine, communauté rassemblée et modelée par cet État comme un jardin longuement amendé devient différent des terres qui l'environnent.
L'illusion, d'abord celle des Français facilement portés à théoriser et à universaliser leur propre situation, puis celle de ceux qui ont voulu à toute force les imiter, a été de vouloir normaliser et exporter l'exception française : on sait les ravages provoqués par le principe des nationalités au XIXe siècle, le démantèlement de l'Empire Austro-Hongrois au début du XXe, et l'on peut douter de la pertinence d'États souverains comme la République Centrafricaine ou celle de Bosnie...
Faute de vraies communautés historiques de référence, et pour nous Français de notre État-Nation, il y a fort à parier que dans un magma " européen ", les plus démunis ne chercheront leur salut que dans les identifications les plus frustes. Faute d'être Béarnais ou même Français, on se retrouvera, comme aux U.S.A : Blacks, Beurs, Juifs, ou comme on dit là-bas Caucasiens.
L'Empire contre-attaque
On a dit parfois que l'Europe, celle du traité de Rome ou de Maëstricht, était une idée française. On veut dire par là que la diplomatie française espérait arrimer la R.F.A à ses intérêts. On proposait à l'Allemagne, nain politique et déjà grande puissance économique, de la dédouaner de son récent passé hitlérien et de la protéger derrière le parapluie nucléaire français. Il y a une trentaine d'années, l'idée pouvait paraître pertinente; encore que l'Allemagne fédérale a toujours préféré la protection américaine à l'aventure d'une troisième voie française. Mais aujourd'hui, face à une Allemagne réunifiée de 80 millions d’habitants, en position économique et géopolitique centrale au sein d'une Europe qui a fortement dérivé vers l'Est, la France semble plutôt en dépendance qu'en mesure de dicter quoique ce soit à la grande Germanie.
Mais c'est dans un autre sens que, hélas peut-être, l'Europe est une idée française.
On vitupère souvent contre " l'Europe des technocrates ", on regrette le peu d'intérêt de l'opinion publique pour les institutions européennes et ce, malgré une politique de communication qui n'a jamais manqué ni d'un important financement, ni du soutien de la classe politique ou des médias.
Pour la première fois dans l'Histoire, on allait voir se construire un ensemble politique entièrement fondé sur ce que Max Weber appelait " la légitimité rationnelle légale ". Jamais une construction politique n'a tant ressemblé au modèle du contrat social, celui auquel rêvaient tous les " bons sauvages " et autres " Hurons " des salons français du XVIIIe siècle. Enfin, des individus, débarrassés des préjugés et autres aliénations liées aux conditionnements historiques parviennent à accéder à la rationalité, à la volonté générale, c'est-à-dire à la volonté du général. Les jacobins avaient dû mener de violents combats pour interdire toutes les particularités historiques communautaires : parlements provinciaux, corporations, jurandes, congrégations ou autres langues provinciales. L'Europe se bâtit directement sur les abstractions de la philosophie des Lumières. C’est par antiphrase que les institutions européennes ont pu être nommées " communauté ".
Bien sûr, on peut s'interroger sur la stabilité et la continuité de ce zombie de la politique fondée sur une utopie aussi décharnée. On comprend que l'on puisse mourir pour sa Foi, pour son Roi, sa Patrie, sa Famille ou son Honneur ; on a même pu mourir pour un drapeau. Mais qui accepterait de se sacrifier pour la défense des institutions bruxelloises ?
Tant que ça n'est pas éprouvé, ça va, mais à la première tempête que restera-t-il du château de cartes laborieusement construit par d'érudits constitutionnalistes ?
Pourtant il serait possible de sortir le projet européen de ces utopies de la philosophie française des Lumières. L'histoire de l'Europe ne manque pas d'événements qui pourraient servir de mythe fondateur. Mais ils présentent de sérieux inconvénients surtout pour nous autres Français et sont susceptibles de diviser autant que d'unir.
On pourrait par exemple s'appuyer sur le thème de la vieille culture indo-européenne (au risque de chagriner basques, étrusques, hongrois et autres finnois), mais au-delà de quelques érudits comme Dumézil, l'idée a trop été marquée par les nazis.
L'Empire romain ? Cela ravirait les héritiers des Gibelins, en Italie ou ailleurs. Mais cela concerne tout le monde méditerranéen et en rien l'Europe du nord.
Il y aurait bien des raisons d'enraciner l'Europe dans la Chrétienté : la structure épiscopale a maintenu un semblant d'administration lors de l'effondrement de l'Empire romain, les ordres monastiques, les bénédictins au premier rang, ont établi une certaine unité spirituelle et intellectuelle dans l'anarchie et les replis locaux du haut Moyen-Age, les pélerinages (Saint Jacques de Compostelle, Jérusalem) ont relancé la circulation des personnes, et la Papauté a longtemps joué un rôle d'autorité spirituelle commune. L'aventure des Croisades, celles du Proche Orient, celle de la Reconquista fondatrice de l'Espagne et du Portugal, celles des chevaliers teutoniques au nord, pourraient donner ce supplément d'héroïsme qui manque tant à notre construction marchande et technocratique. Mais la Chrétienté s'est brisée lors de la Réforme, et dans nos sociétés " séculières ", on voit mal comment ce thème pourrait servir de mythe fondateur; sans compter l'opposition résolue de tous les adeptes d'une laïcité de combat.
L'Europe des cours où tout le monde parlait français, celle des alliances dynastiques, des mœurs policées et des guerres en dentelles a disparu au XIXe siècle, sous les coups du principe des nationalités propagé - au dépens des intérêts français - par la France révolutionnaire et les deux Napoléon.
En outre, et plus profondément, la politique capétienne s'est toujours exercée contre les tentatives d'instauration d'Empire européen que ce soit celle du Saint Empire othonien ou celles de la Maison de Habsbourg .
Qui en France connaît la date où les Turcs furent repoussés de Vienne ? Comment fêter avec les autres peuples d'Europe la victoire de Lépante ? L'histoire scolaire ne nous a pas transmis ces références pour la bonne raison qu'à l'époque Charles IX était l'allié des Turcs, comme plus tard Richelieu fut l'allié des princes protestants contre la Maison d'Autriche.
Toute l'existence de la France suppose un travail systématique de lutte sourde ou ouverte contre la mise en place d'une hégémonie impériale en Europe, c'est pourquoi l'Europe que prétendent promouvoir les gouvernements français est si ectoplasmique. Le contraire amènerait à révéler la contradiction entre deux traditions antagonistes en Europe, celle de l'Empire et celle du Royaume.
Au fond, si l'on voulait que l'Europe soit autre chose qu'un espace de transactions - mais qui le veut vraiment ? -, alors il faudrait probablement faire resurgir la figure du Saint Empire Romain Germanique. Mais il faut bien reconnaître, pour le regretter ou non, que le Saint Empire est resté un rêve, une chimère qui hante l'Occident plus qu'il n'en a modelé la destinée. Cet échec s'explique par la faiblesse du fédérateur temporel interne (les souverains élus restent trop tributaires des grands électeurs pour pouvoir s'opposer durablement aux ambitions centrifuges), la division du fédérateur spirituel (la cassure de la Chrétienté), mais aussi parce que cet Empire a été contenu dans son expansion :
La faiblesse actuelle de la Russie et de la France permet de craindre, pour un temps le retour de l'idée impériale... Quoi qu’il en soit, on peut vouloir la constitution d'une Europe supranationale, on peut vouloir persévérer dans l'identité française, mais on ne peut vouloir les deux. Entre l'Empire et le Royaume, il nous faut choisir.
- à l'Est par le monde orthodoxe : aujourd'hui encore, les Serbes limitent la stratégie d'expansion germanique qui se traduit par la reconnaissance et le soutien de la Slovénie et de la Croatie.
- contenu à l'Ouest par un Royaume dont la politique étrangère pendant des siècles a visé à empêcher la réalisation de l'Empire.
*Sociologue, maître de conférence à l'Université de Grenoble II
Article paru dans Contrelittérature n°10
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