Al-Andalous : l’invention d’un mythe

Par Michel Janva le 11 octobre 2022




De Marion Duvauchel pour Le Salon beige :

Un des signes de l’inculture française comme du marquage idéologique de son intelligentsia est le silence des universitaires comme celui de la presse lors de la parution en 2017, du livre de Serafin Fanjul, Al-Andalous, l’invention d’un mythe.

Islamologue et arabisant espagnol, spécialiste de philologie sémitique, Fanjul fut directeur du centre culturel hispanique du Caire et membre de l’Académie royale d’histoire. En 2000, il publie Al-Ándalus contra España : la forja del mito (Al-Ándalous contre l’Espagne) puis en 2004, La quimera de Al-Ándalus (« La chimère d’Al-Andalus ». La fusion de ces deux ouvrages a donné la traduction française : Al-Andalus, l’invention d’un mythe, aux éditions de l’Artilleur.

La présentation de ce livre (en trois paragraphes) dans Wikipédia montre à tout le moins un indéniable manque de discernement. Le premier de ces paragraphes se veut une présentation des deux premiers ouvrages cités dans lesquels Fanjul « tente de montrer (je souligne) que cette image idéalisée d’une Espagne multiculturelle, terre de tolérance et de vie en commun entre trois cultures et trois religions monothéistes, est, pour une très large part, historiquement fausse ». Un second paragraphe passablement venimeux évoque, pour le discréditer, ses positions politiques supposées : il « est réputé pour être passé de l’extrême-gauche à l’extrême droite ». Cela s’appelle une rumeur. Et enfin le troisième paragraphe (critiques) étale les avis des idéologues à qui le travail de Fanjul donna des boutons : Mercedes Garcia-Arena en tête, qui coordonna en 2018 un projet destiné à mettre en valeur la diffusion et le rôle du Coran dans la culture religieuse européenne (le dit projet a reçu 10 millions d’euros du Conseil Européen d’Investigation). L’article de Wikipédia se garde bien de le révéler mais on peut le vérifier facilement si on est un peu curieux et si l’on comprend l’espagnol.

Que la cohabitation pacifique au sein d’Al-Andalous soit une mystification historique, cela ne fait aucun doute. « Précaire et difficile, la coexistence a été très tôt insupportable ». Fanjul compare cette époque à l’apartheid sud-africain. Le statut des juifs et celui des chrétiens y serait aujourd’hui qualifié de discriminatoire, comportant même à certaines époques, une véritable répression, voire sur la fin, ce qu’on appelle volontiers génocide ou ethnocide tant qu’il ne s’agit pas de chrétiens. Les Almohades du XIIIesiècle ont clairement eu pour objectif l’hégémonie de l’islam en Espagne comme en Afrique du Nord (où ces moines-soldats fanatisés ont causé, après les Almoravides, la disparition de ce qu’il restait de chrétienté). Dès les années qui suivirent la reconquête de 711, il y eut des massacres de chrétiens qui, ici ou là, se révoltaient. Entre deux, on autorisait lesdhimmis à vivre leur propre vie tant qu’ils respectaient des règles discriminatoires, humiliantes et variables selon l’humeur du prince. Mais lorsqu’ils n’étaient plus disposés à se plier à ces normes ou à de nouvelles règles plus dures, la répression était immédiate. La persécution des chrétiens mozarabes au IXe siècle, les « martyrs de Cordoue », en est un des exemples les plus sanglants. Le grand Maïmonide que revendiquent les tenants du paradis d’Al-Andalous ne sauva sa vie qu’au prix d’une conversion apparente à l’islam. Après sa fuite en Égypte, où il pouvait cesser de paraître musulman, reconnu par un Andalousien, il fut l’objet d’un procès pour apostasie et n’échappa de nouveau à la peine de mort que parce que le cadi al-Fahil qui le jugeait était son ami.

L’ouvrage de Serafin Fanjul, documenté, argumenté, appuyé sur de nombreuses sources bien analysées, comporte tout ce qui est nécessaire pour une idée juste de l’histoire de l’Espagne musulmane et en particulier une biographie imposante et maîtrisée (française, espagnole, anglo-saxonne et arabe), exploitée avec honnêteté et une érudition toujours au service de la pensée et de l’intelligence.

« Qui partage ton métier est rarement ton allié ». Qu’a-t-on reproché à ce livre ? De briser un mythe et d’oser rappeler que les morisques (musulmans « marranes », convertis au christianisme en 1492, sans grande conviction, souvent des Berbères amenés par les Almohades qui avaient entrepris une campagne de remplacement fort similaire à celle qui se dessine aujourd’hui en Europe) formaient un groupe opposé à la société chrétienne redevenue dominante : ils aidaient les pirates nord-africains à ravager les côtes de l’Espagne, emmenant hommes, femmes et enfants en captivité et les réduisant en esclavage. Il n’y a donc rien de scandaleux à ce que les reyes catolicos les aient refoulés au XVIIe siècle, parce qu’ils représentaient un danger potentiel et que pour la plupart, ils s’avéraient inassimilables. L’idée du repeuplement de l’Espagne par des chrétiens et des Espagnols du Nord n’a rien de révoltant dans un territoire occupé et soumis pendant de longs siècles à une domination totalitaire, religieuse, économique et politique et largement sous-peuplé après 1492. Rien de révoltant non plus à souligner qu’il faut « appliquer la même rigueur, la même tolérance ou, mieux encore adopter la même distance à l’égard des crimes des chrétiens et des musulmans (p. 605)

Au-delà du mythe d’Al-Andalous et de sa genèse idéologique, on trouve dans cet ouvrage une analyse historiographique sans concession et quelques digressions intéressantes: sur le flamenco qui ne vient pas des Arabes; sur la culture populaire espagnole; sur l’opposition entre savants « maurophiles » et « chauvinistes ». Dans un ensemble cohérent, l’auteur ouvre ces chapitres comme autant de fenêtres insolites sur divers aspects de la culture espagnole et de ce qu’ils apportent de singulier à l’identité de l’Espagne. Identité dont l’auteur récuse le caractère « essentiel », non, il n’y pas d’essence de l’Espagne, mais il y a un peuple qui se reconnaît dans une histoire, des traits partagés, des manières d’être communes pétries par le temps, comme aussi dans des caractéristiques ethniques et non les Espagnols ne descendent pas des Arabes… La reconquête n’a pas seulement été une affaire de territoire mais aussi de repeuplement et de tentatives d’intégration des « minorités ». Mais pour s’intégrer, il faut que les deux parties prenantes le souhaitent. Tiens, déjà…

L’auteur lui-même conclut sur « l’originalité de ce livre » qui vise à « répondre au besoin de ne plus œuvrer dans les catacombes, loin du regard des grands médias, afin de faire connaître des réalités historiques et des faits très concrets de notre passé qui ont des échos dans notre présent. (…).

En 1932, on déposséda l’écrivain égyptien Taha Hussein de sa chaire de littérature arabe et on l’expulsa de l’université du Caire parce qu’il avait mis en doute l’authenticité de la poésie antéislamique, invention des rhapsodes des IIe et IIIesiècle après l’Hégire. Ses idées disparurent. Il serait regrettable que celles de Serafin Fanjul disparaissent aussi parce qu’une poignée d’idéologues sans envergure emboîtent le pas au collectif de chercheurs mal avisés comme ceux qui, sous la houlette de Alain de Libera, avait non seulement cherché à discréditer le livre de Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont saint Michel, mais plus grave, avait attaqué sa personne. Fanjul, qui a lu ce livre français, en salue la qualité et dénonce la pauvreté et la déloyauté de cette attaque en règle, d’une rare violence.

« L’indépendance peut coûter cher mais les possibles conséquences d’une telle attitude ne nous ont jamais fait reculer ».

Voilà donc un homme courageux.

La lecture de cet ouvrage est un bonheur. Elle est aussi une urgence et un devoir.



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