XVIII Signes ou symptômes auxquels on peut reconnaître qu'un livre, un journal ou une personne sont infectés ou seulement entachés de libéralisme

Dans cette variété, ou mieux, dans cette multitude de nuances et de demi-teintes qu'offre la famille bizarre du libéralisme, découvre-t-on des signes ou des notes caractéristiques, au moyen desquels il soit facile de distinguer celui qui est libéral de celui qui ne l'est pas ?
Voici encore une autre question très pratique pour le catholique de notre temps, question qui se présente tantôt sous une forme, tantôt sous une autre, et que le théologien moraliste est fréquemment appelé à résoudre.
Pour en faciliter la solution, nous diviserons les libéraux (personnes ou écrits) en trois classes :
1° - Libéraux exaltés
2° - Libéraux modérés
3° - Libéraux improprement dits, ou seulement entachés de libéralisme. Essayons une description semi-physiologique de chacun de ces types. C'est une étude qui ne manque pas d'intérêt.

Le libéral exalté se reconnaît tout d'abord parce qu'il ne cherche ni à nier ni à cacher sa perversité. Il est l'ennemi déclaré du Pape, des prêtres, et de tout ce qui est ecclésiastique ; il suffit qu'une chose soit sacrée pour qu'elle excite son implacable haine.
Parmi les journaux il recherche les plus incendiaires ; il vote pour les candidats les plus ouvertement impies, et de son funeste système il accepte jusqu'aux conséquences les plus extrêmes.
Il se fait gloire de vivre en dehors des pratiques religieuses, et à grand peine il les tolère chez sa femme et ses enfants ; il appartient ordinairement aux sociétés secrètes et meurt presque toujours privé des secours de l'Église.
Le libéral modéré est d'ordinaire aussi mauvais que le précédent ; mais il prend grand soin de ne pas le paraître. Les bonnes manières et les convenances sociales sont tout pour lui ; ce point excepté, le reste lui importe peu.
Incendier un couvent ne lui paraît pas bien, s'emparer du sol du couvent incendié lui semble beaucoup plus régulier et tolérable.
Qu'une misérable feuille de mauvais lieu vende ses blasphèmes en prose, vers ou gravures à deux sous l'exemplaire, c'est un excès qu'il prohiberait, et il se plaint même qu'un gouvernement conservateur ne le prohibe pas ; mais, qu'on dise absolument les mêmes choses en style élégant, dans un livre bien imprimé ou dans un drame aux vers sonores, surtout si l'auteur est un académicien ou quelque chose de ce genre, il n'y voit plus aucun inconvénient. Au seul nom de club’(note: Aujourd'hui on dirait, par exemple, : « groupes terroristes».)
il est pris de sueurs froides et de fièvre parce que, dit-il, c'est là qu'on séduit les masses et qu'on bouleverse les fondements de l'ordre social ; mais, selon lui, on peut parfaitement consentir à l'ouverture d'athénées libres.
Qui oserait condamner la discussion scientifique de tous les problèmes sociaux ? En effet, une école sans catéchisme est une insulte à la nation catholique qui la paie ; mais une Université catholique, c'est-à-dire une université entièrement soumise au catéchisme, ou plus exactement au critère de la foi, n'était bonne qu'aux temps de l'Inquisition. Le libéral modéré ne déteste pas le Pape; seulement il blâme certaines prétentions de la Curie romaine et certaines exagérations de l'ultramontanisme (note: Au XIX° siècle, ce courant de pensée représentait les défenseurs du pape qui refusait toute compromission avec le monde issu de la Révolution française.) qui ne cadrent pas avec les idées du jour. Il aime les prêtres, surtout ceux qui sont éclairés, c'est-à-dire ceux qui pensent comme lui à la façon moderne, quant aux fanatiques et aux réactionnaires, il les évite ou les plaint. Il va à l'Église et parfois même s'approche des sacrements ; mais sa maxime est que, dans l'Église, on doit vivre en chrétien, et que, hors de l'Église, il convient de vivre selon le siècle où l'on est né, sans s'obstiner à ramer contre le courant. Il navigue ainsi entre deux eaux, meurt d'ordinaire avec un prêtre à ses côtés, et sa bibliothèque pleine de livres défendus.
Le catholique simplement entaché de libéralisme se reconnaît à ceci homme de bien et de pratiques sincèrement religieuses il exhale néanmoins une odeur de libéralisme par tout ce qu'il dit, écrit, ou tient entre ses mains. Il pourrait dire à sa manière, comme Madame de Sévigné, « Je ne suis pas la rose, mais je m'en suis approché et j'ai pris quelque chose de son parfum ».
Ce brave homme raisonne, parle et agit comme un libéral sans qu'il s'en doute. Son fort c'est la charité, il est la charité même. De quelle horreur il est rempli pour les exagérations de la presse ultramontaine ! Traiter de méchant l'homme qui répand de mauvaises idées, c'est aux yeux de ce singulier théologien pécher contre le Saint-Esprit. Pour lui il n'y a que des égarés. On ne doit ni résister ni combattre ; ce qu'il faut sans cesse s'efforcer de faire, c'est d'attirer. Étouffer le mal sous l'abondance du bien, c'est sa formule favorite, lue un jour par hasard dans Balmès, et la seule chose qu'il ait retenue du grand philosophe catalan. De l'Évangile, il cite seulement les textes à saveur de sucre et de miel. Les effrayantes invectives contre le pharisaïsme lui font, on le dirait, l'effet de bizarreries et d'excès de langage chez le divin Sauveur. Ce qui ne l'empêche pas de s'en servir fort bien lui-même, et très durement, contre ces agaçants ultramontains qui compromettent chaque jour par leur défaut de mesure la cause d'une religion toute de paix et d'amour.
Contre eux, ce teinté de libéralisme d'ordinaire si doux se montre acerbe et violent.
Contre eux son zèle est amer, sa polémique est aigre, sa charité agressive. C'est à lui que s'adressait le Père Félix, dans un discours célèbre où, à propos des accusations dont l'éminent Louis Veuillot était l'objet, il s'écriait :
« Messieurs, aimons et respectons jusques à nos amis ». Mais non, notre homme à teinte libérale n'agit pas de la sorte. Il garde tous les trésors de sa tolérance et de sa charité pour les ennemis jurés de sa foi ! Quoi de plus naturel, le pauvre homme ne veut-il pas les attirer ? En échange, par exemple, il n'a que sarcasmes et cruelle intolérance pour les plus héroïques défenseurs de cette même foi.
En résumé, ce teinté de libéralisme n'a jamais pu comprendre l'opposition per diametrum(note: Diamétralement opposée.)' dont parle saint Ignace dans les Exercices spirituels. Il ne connaît pas d'autre tactique que celle d'attaquer par le flanc, tactique qui, en religion, peut être la plus commode, mais qui n'est point la plus décisive. Il voudrait bien vaincre, mais à la condition de ne pas blesser l'ennemi, de ne lui causer ni mortification, ni ennui. Le seul mot de guerre lui agace les nerfs et il donne toutes ses préférences à la pacifique discussion. Il est pour les cercles libéraux dans lesquels on pérore et on délibère, et non pour les associations ultramontaines dans lesquelles on dogmatise et on blâme... En un mot, si on reconnaît le libéral exalté et le libéral modéré à leurs fruits, c'est principalement par ses affections que l'homme à teinte libérale se fait reconnaître.
Ces traits mal profilés, qui ne vont pas jusqu'au dessin, ni même jusqu'au croquis, encore moins jusqu'à un véritable portrait, suffisent cependant à faire discerner promptement les types de la famille libérale à leurs degrés divers.
Pour résumer en quelques mots le trait le plus caractéristique de leur respective physionomie, nous dirons que le libéral exalté rugit son libéralisme, que le libéral modéré le pérore et que le pauvre libéral teinté le soupire et le gémit. « Tous sont pires » comme disait de ses parents le coquin du conte populaire. Néanmoins il faut reconnaître que le premier est souvent paralysé dans son action par sa propre fureur ; que le troisième de condition hybride est, par sa nature, stérile et infécond, tandis que le second est le type satanique par excellence ; il est à notre temps la véritable cause des dévastations libérales.

XIX
Principales règles de prudence chrétienne que doit observer tout bon catholique dans ses rapports avec les libéraux

Ne vous y trompez pas cependant, ô lecteurs ! Il faut, au siècle où nous sommes, vivre avec les libéraux exaltés, les libéraux modérés et les catholiques misérablement entachés de libéralisme.
Ainsi vécurent les catholiques avec les ariens au quatrième siècle, avec les pélagiens au cinquième, avec les jansénistes au dix-septième. Il est impossible de ne pas avoir quelques relations avec eux, parce qu'on les rencontre partout ; dans les affaires, dans les plaisirs, dans les visites, jusque dans les églises et même parfois dans la famille. Comment donc se comportera le bon catholique dans ses relations avec de pareils pestiférés ? Comment parviendra-t-il à prévenir, éviter ou tout au moins à diminuer, les risques continuels d'infection qu'il court ?
Il est extrêmement difficile d'indiquer des règles précises pour chaque cas, mais on peut donner les maximes générales de conduite, et laisser à la prudence de chacun le soin de les appliquer en ce qui le concerne individuellement.
Il nous semble, que tout d'abord, il convient de distinguer trois classes de relations possibles entre un catholique et le libéralisme, ou mieux entre un catholique et un libéral.
Nous nous exprimons ainsi, parce que, dans la pratique, les idées ne peuvent se considérer comme séparées des personnes qui les professent et les soutiennent. Le libéralisme idéologique réel et pratique réside dans les institutions, les personnes, les livres et les journaux libéraux. Eh bien donc, on peut supposer trois classes de relations entre un catholique et un libéral :
1) Relations nécessaires,
2) Relations utiles,
3) Relations de pure affection et de plaisir.
Relations nécessaires. - Les relations nécessaires sont imposées à chacun par son état et sa position particulière : elles ne peuvent s'éviter.
Telles sont celles qui doivent exister entre père et fils, mari et femme, frères et sœurs, inférieurs et supérieurs, maîtres et domestiques, disciples et professeurs.
Il est évident que, si un fils bien pensant a le malheur d'avoir un père libéral, il ne doit pas l'abandonner pour cela, ni la femme son mari ni le frère sa sœur, ni le parent un membre de sa famille, le cas excepté pourtant, où le libéralisme de ces personnes en arriverait à exiger de leurs inférieurs respectifs des actes essentiellement contraires à la religion, les induisant à l'apostasie formelle ; il ne suffirait pas qu'il entravât seulement leur liberté dans l'accomplissement des préceptes de l'Église. On sait que l'Église n'entend jamais obliger les personnes dont il s'agit ici sub gravi incommodo[1].
En tous ces cas le catholique doit supporter avec patience sa situation pénible et s'entourer de toutes les précautions en son pouvoir pour éviter la contagion du mauvais exemple. Comme tous les traités de l'occasion prochaine et nécessaire le conseillent, il doit tenir son cœur élevé vers Dieu, prier chaque jour pour son propre salut et pour les malheureuses victimes de l'erreur, fuir autant que possible les conversations et les discussions sur ces matières, et ne les accepter que bien pourvu d'armes offensives et défensives. Ces armes lui seront fournies par la lecture des livres et des journaux jugés bons par un directeur prudent. Contrebalancer l'influence des personnes infectées de ces erreurs par la fréquentation d'autres personnes de science et d'autorité, en possession constatée de la saine doctrine, obéir à son supérieur en tout ce qui ne s'oppose pas à la foi et à la morale catholique, mais renouveler souvent le ferme propos de refuser l'obéissance à qui que ce soit, en tout ce qui directement ou indirectement serait en opposition avec l'intégrité du catholicisme. Dans une semblable occurrence, il ne faut point perdre courage : Dieu qui nous voit soutenir la lutte ne nous refusera pas les secours dont nous aurons besoin.
Il est à propos de constater ici que les bons catholiques appartenant à des pays libéraux et à des familles libérales, se distinguent, quand ils sont véritablement bons, par une vigueur et une trempe d'esprit particulières. Telle est la façon constante dont la grâce procède, son aide est d'autant plus puissante que la nécessité est plus urgente.
Relations utiles. - Il y a d'autres relations qui ne sont pas absolument indispensables mais qui le sont moralement parce que, sans elles, la vie sociale, qui repose sur un échange mutuel de services, est presque impossible. Telles sont les relations de commerce, celles du patron et de l'ouvrier, de l'artisan et de ses clients, etc., etc. Mais ici, l'étroite sujétion dont nous avons parlé plus haut n'existe pas ; par conséquent, on peut agir avec plus d'indépendance. La règle fondamentale est de ne pas entrer en contact avec de telles gens plus que ne l'exige l'engrenage de la machine sociale. Si vous êtes commerçant, n'ayez avec eux d'autres relations que celles que comporte le commerce ; si vous êtes domestique, bornez-vous à celles que le service exige ; si vous êtes artisan, contentez-vous du livré et du reçu que votre métier nécessite. A l'aide de cette règle et pourvu que l'on tienne compte des précautions recommandées précédemment, on peut vivre sans dommage pour sa foi, même au milieu d'une population de juifs, sans toutefois oublier que, dans ce cas-ci, il ne peut y avoir aucune raison de vasselage et que l'indépendance catholique a le devoir de se manifester souvent pour imposer le respect à ceux qui prétendent l'annihiler avec leur libéralisme éhonté. Cependant, si le cas d'un arbitraire évident se présentait, il faudrait le désavouer en toute franchise, et se dresser en face du sectaire qui voudrait l'imposer, avec toute la noble et ferme simplicité d'un disciple de la foi.
Relations de pure amitié. - Ce sont celles que nous nouons et entretenons par goût et inclination et que nous pouvons rompre librement par le seul fait de le vouloir. Nous devons éviter toute relation de ce genre avec les libéraux, comme autant de dangers certains pour notre salut. La parole du Sauveur qui aime le danger y périra a sa place toute marquée ici. Il en coûte ? Qu'importe, il faut rompre le lien dangereux qui met en péril ; et pour y parvenir aidons-nous des considérations suivantes qui sans doute produiront en nous la conviction, et à son défaut la confusion. Si cette personne était attaquée d'un mal contagieux, la fréquenteriez-vous ? Assurément non. Si vos relations avec elles compromettaient votre réputation, les continueriez-vous ? Pas davantage. Iriez-vous la visiter si elle méprisait votre famille ? Non, certainement. Eh bien ! dans cette question qui touche à l'honneur de Dieu et à notre santé spirituelle, faisons ce que la prudence humaine nous conseille de faire pour notre intérêt matériel et notre honneur humain.
Nous nous souvenons, à ce propos, d'avoir entendu dire à un personnage aujourd'hui très haut placé dans l'Église : « Rien de commun avec les libéraux ! Ne fréquentez pas leur maison, ne cultivez pas leur amitié. » L'Apôtre saint Paul l'avait déjà dit, du reste, de leurs congénères : « Ne vous mêlez pas à eux. Ne conmisceamini (I Cor. V-9). » « Ne vous asseyez même pas à leur table. Cum ejusmodi nec cibum sumere (Ibid., V-11) ».
Horreur donc, ayez horreur de l'hérésie, de ce mal au-dessus de tout mal !
La première chose à faire dans un pays infecté par la peste, c'est de s'isoler. Ah ! qui nous donnera le pouvoir d'établir aujourd'hui un cordon sanitaire absolu entre les catholiques et les sectaires du libéralisme !

XX
Combien il est nécessaire de se précautionner contre les lectures libérales

S’il convient d'observer envers les personnes la conduite que nous avons indiquée, il importe encore davantage, ce qui est heureusement beaucoup plus facile, de l'observer pour les lectures.
Le libéralisme est un système comme le catholicisme, quoiqu'en sens contraire. Il a par conséquent ses arts, ses sciences, sa littérature, son économie, sa morale, c'est-à-dire un organisme entièrement propre, animé de son esprit, marqué de son sceau et de sa physionomie. Les plus puissantes hérésies, par exemple l'arianisme dans l'antiquité, et le jansénisme dans les siècles modernes, présentaient la même particularité.
Il existe donc, non seulement des journaux libéraux, mais des livres libéraux, ou teintés de libéralisme ; ils abondent même et il est triste d'avoir à le dire : la génération actuelle s'en nourrit principalement, et c'est pour cette raison que, sans le savoir et sans s'en douter, tant de personnes sont misérablement victimes de la contagion.
Quelles règles tracer pour ce cas ? Des règles analogues ou presqu'identiques à celles que nous avons indiquées pour les personnes. Relisez ce qui a été dit, il n'y a qu'un instant, relativement aux individus, et appliquez-le aux livres. Ce n'est point là un travail difficile, et il aura l'avantage d'éviter à nos lecteurs ainsi qu'à nous-mêmes l'ennui des répétitions.
Nous nous bornerons ici à une seule recommandation, qui du reste se rapporte spécialement à la question des livres. C'est que nous devons nous garder de nous répandre en éloges sur les livres libéraux, quel que puisse être leur mérite scientifique ou littéraire, à moins que ces éloges ne soient accompagnés de grandes réserves et ne tiennent compte de la réprobation qu'ils méritent pour leur esprit et leur saveur libérale.
Appesantissons-nous un peu sur ce point. Beaucoup de catholiques, par trop naïfs (même dans le journalisme catholique), veulent être tenus pour impartiaux, et se donner un vernis de savoir toujours flatteur. Aussi battent-ils la grosse caisse, et soufflent-ils dans la trompette de la renommée en faveur de n'importe quelle œuvre scientifique ou littéraire qui vient du camp libéral. En agissant ainsi, ils espèrent prouver qu'il n'en coûte pas aux catholiques de reconnaître le mérite partout où il se trouve, c'est, leur semble-t-il, un moyen d'attirer à soi l'ennemi ; malheureux système d'attraction qui nous fait jouer à qui perd gagne, puisqu'insensiblement c'est nous qui sommes attirés. C'est enfin, sans s'exposer à aucun péril, faire preuve d'un remarquable esprit d'équité.
Quelle peine nous avons ressentie, il y a quelques mois, en lisant, dans un journal catholique fervent, éloges sur éloges d'un poète célèbre, qui en haine de l'Église a écrit des poèmes tels que : La vision de frère Martin, et La dernière lamentation de lord Byron ! Qu'importe que son mérite littéraire soit grand ou non, s'il sert à perdre les âmes que nous devons sauver ? Autant vaudrait savoir gré au bandit du brillant de l'épée avec laquelle il nous assaille, ou des damasquinures qui ornent le fusil avec lequel il tire sur nous. L'hérésie enveloppée des charmes artificieux d'une riche poésie est mille fois plus dangereuse que l'hérésie revêtue de syllogismes scolastiques, arides et fastidieux. L'histoire nous l'apprend : la grande propagande hérétique de presque tous les siècles a été puissamment aidée par des vers sonores. Les ariens eurent leurs poètes de propagande ; les luthériens en eurent aussi, parmi lesquels beaucoup, avec leur Erasme, se vantaient d'être d'élégants humanistes. Quant à l'école janséniste, d'Arnauld, de Nicole et de Pascal, pas n'est besoin de dire qu'elle fut essentiellement littéraire. Chacun sait à quoi Voltaire a dû le commencement et la durée de son effrayante popularité. Comment serait-il donc possible que nous, catholiques, nous nous fissions les complices de ces sirènes de l'enfer ? Quoi ! nous contribuerions à leur donner nom et renommée ! Nous les aiderions à fasciner et à corrompre la jeunesse ! Celui qui lit dans nos journaux que tel ou tel poète est un admirable poète, quoique libéral, court chez le libraire, achète les productions de ce poète admirable, quoique libéral ; il les dévore avidement, quoique libéral, il se les assimile au point de s'empoisonner tout le sang et finalement il devient aussi libéral que son poète favori. Que d'intelligences et de cœurs ont été perdus par le malheureux Espronceda ! Combien par l'impie Larra ! Combien presque de nos jours par le déplorable Becquet ! Sans parler des vivants, si facile qu'il nous fût, hélas ! de les citer par douzaines. Pourquoi rendre à la Révolution le service de prôner ses gloires funestes ? Dans quel but ? Pour paraître impartial ? Non, l'impartialité n'est point permise quand elle tourne à l'offense de la vérité dont les droits sont imprescriptibles. Une femme de mauvaise vie est infâme si belle qu'elle soit, et elle est d'autant plus dangereuse qu'elle est plus belle. Serait-ce par gratitude ? Non, car les libéraux, plus prudents que nous, ne recommandent pas nos œuvres, quoiqu'elles soient, au point de vue du beau, aussi remarquables que les leurs.
Au contraire, ils ne cherchent qu'à les discréditer par la critique, ou à les enterrer par le silence.
Saint Ignace de Loyola, d'après ce que raconte son illustre historien, le P. Ribadaneyra, était si sévère en ce point, qu'il n'autorisa jamais dans ses classes l'explication d'aucune des œuvres d'Erasme de Rotterdam, le fameux humaniste de son temps. Il en donnait pour raison que, si un grand nombre des écrits élégants de cet auteur ne traitaient pas de religion, la majeure partie d'entre eux avaient une saveur protestante.
Nous intercalerons ici un magnifique fragment du P. Faber [2] (qu'on n'accusera pas d'être illettré) au sujet de ses deux illustres compatriotes Milton (1608 -1674) et Byron (1788-1824).
Le grand écrivain anglais s'exprime ainsi dans une de ses lettres : « Je ne puis m'expliquer cette étrange anomalie des gens du monde qui citent, avec éloge, des hommes comme Milton et Byron, tout en témoignant qu'ils aiment le Christ, et placent en lui toutes leurs espérances de salut. Si on aime le Christ et l'Église, pourquoi donc louer en société ceux qui blasphèment l'un et l'autre ? On parle, on tonne contre l'impureté si odieuse aux yeux de Dieu, et l'on exalte un auteur dont la vie et les œuvres sont saturées de ce vice. Je ne puis pas comprendre cette distinction entre l'homme et le poète, entre les passages purs et les passages impurs. Si quelqu'un insulte l'objet de mon amour, il m'est impossible de recevoir de lui ni consolation, ni plaisir, et je ne puis pas concevoir qu'un amour ardent et délicat pour Notre-Seigneur se complaise dans les œuvres de ses ennemis. L'intelligence admet des distinctions, le cœur n'en admet pas. Milton (maudite soit la mémoire du blasphémateur!) passa une grande partie de sa vie à écrire contre la divinité de mon Sauveur, mon unique espérance et mon unique amour. Cette pensée m'exaspère ! Byron, foulant aux pieds les devoirs du patriote et toutes les affections naturelles, s'abaissa honteusement jusqu'à revêtir le crime et l'incrédulité d'une somptueuse parure de vers. Le monstre qui plaça (oserai-je l'écrire ?) Jésus-Christ au niveau de Jupiter et de Mahomet, n'est pour moi qu'une ‘’bête féroce’’, même dans ses passages les plus purs, et jamais je ne me suis repenti d'avoir jeté au feu une superbe édition de ses œuvres en quatre volumes, pendant que j'étais à Oxford. L'Angleterre n'a pas besoin de Milton ! Et comment mon pays aurait-il besoin d'une politique, d'un mérite, d'un talent ou de tout autre chose maudite de Dieu ? Comment le Père éternel bénirait-il l'esprit et l'œuvre de celui qui a renié, ridiculisé et blasphémé la divinité de son Fils ? Si quis non amat Dominum Nostrum jesum Christum, sit anathema, ainsi parlait saint Paul (I Cor. XVI-22)»
Voilà en quels termes s'exprimait l'illustre catholique anglais qui est une des plus grandes figures littéraires de l'Angleterre moderne, et il est bon de noter ici que le passage cité fut écrit avant l'abjuration complète du P. Faber. C'est ainsi que toujours s'exprimèrent la saine intransigeance catholique, et le vrai sens de la foi. (ndlr Chist-roi: Que penser des Evèques conciliaires de France et d'ailleurs en ce début de XXIe siècle sur la fidélité aux enseignements de l'Eglise. Vous avez dit :« schismatiques,hors de l'Eglise catholique, désobéïssants...». Hum... nous disons : «Qui est concerné ? !» )
Je suis confondu quand je pense au nombre de discussions et de polémiques qui ont eu lieu sur la question de savoir si l'éducation classique basée sur l'étude des auteurs grecs et latins, atténuée dans ses effets par la distance des siècles, la différence des idées et la diversité des langues, convenait oui ou non à la jeunesse, tandis que presque rien n'a encore été écrit sur le venin mortel de l'éducation révolutionnaire, que beaucoup de catholiques donnent ou laissent donner sans scrupule à leurs enfants.

XXI
De la saine intransigeance catholique opposée à la fausse charité libérale

Intransigeance ! Intransigeance ! J'entends une partie de mes lecteurs plus ou moins entachés de libéralisme pousser ces cris après la lecture du chapitre précédent. Quelle manière peu chrétienne de résoudre la question disent-ils. Les libéraux sont-ils, oui ou non, notre prochain comme les autres hommes ? Avec de pareilles idées où irions-nous ? Est-il possible de recommander avec une semblable impudence le mépris de la charité !
« Nous y voilà enfin ! » nous écrierons-nous à notre tour. Ah ! on nous jette perpétuellement à la face notre prétendu manque de charité. Eh bien ! puisqu'il en est ainsi, nous allons répondre nettement à ce reproche qui est pour plusieurs en ce sujet, le grand cheval de bataille. S'il ne l'est pas, du moins sert-il de parapet à nos ennemis, et, comme le dit très spirituellement un auteur, oblige-t-il gentiment la charité à servir de barricade contre la vérité.
Mais d'abord que signifie le mot charité?
La théologie catholique nous en donne la définition par l'organe le plus autorisé de la propagande populaire, le catéchisme, si plein de sagesse et de philosophie. Cette définition, la voici : La charité est une vertu surnaturelle qui nous incline à aimer Dieu par-dessus toute chose et le prochain comme nous-mêmes pour l'amour de Dieu. Ainsi, après Dieu, nous devons aimer le prochain comme nous-mêmes, et cela, non d'une manière quelconque, mais pour l'amour de Dieu et par obéissance à sa loi. Et maintenant, qu'est-ce qu'aimer ? Amare est velle bonum, répond la philosophie, « Aimer, c'est vouloir le bien à celui qu'on aime. » A qui la charité commande-t-elle de vouloir le bien ? Au prochain ! c'est-à-dire non à tel ou tel homme seulement, mais à tous les hommes. Et quel est ce bien qu'il faut vouloir pour qu'il en résulte le véritable amour ? Premièrement, le bien suprême, qui est le bien surnaturel ; immédiatement après, les biens de l'ordre naturel, qui ne sont pas incompatibles avec lui. Tout ceci se résume dans la phrase : « pour l'amour de Dieu » et mille autres dont le sens est le même.
Il suit de là qu'on peut aimer le prochain, bien et beaucoup, en lui déplaisant, en le contrariant, en lui causant un préjudice matériel et même en certaines occasions en le privant de la vie. Tout se réduit, en somme, à examiner si dans le cas où on lui déplaît, où on le contrarie, où on l'humilie, on le fait, oui ou non, pour son bien propre, pour le bien de quelqu'un dont les droits sont supérieurs aux siens, ou simplement pour le plus grand service de Dieu.
1° - Pour son bien. - S'il est démontré qu'en déplaisant au prochain, en l'offensant, on agit pour son bien, il est évident qu'on l'aime, même dans les contrariétés et les dégoûts qu'on lui impose. Par exemple : on aime le malade en le brûlant avec le cautère ou en lui coupant le membre gangrené ; on aime le méchant en le corrigeant par la répression ou le châtiment, etc., etc. Tout cela est charité, et charité parfaite.
2°- Pour le bien d'un autre dont les droits sont supérieurs. - Il est souvent nécessaire de déplaire à une personne, non pour son propre bien, mais pour délivrer autrui du mal qu'elle lui cause. C'est alors une obligation de charité que de défendre l'attaqué contre l'injuste violence de l'agresseur ; et on peut faire à l'agresseur autant de mal que l'exige la défense de l'attaqué. C'est ce qui arrive lorsqu'on tue un brigand aux prises avec un voyageur. En ce cas, tuer l'injuste agresseur, le blesser, le réduire de toute autre manière à l'impuissance, c'est faire acte de véritable charité.
3°- Pour le service dû à Dieu. - Le bien de tous les biens est la gloire divine, de même que Dieu est pour tout homme le prochain de tous les prochains. Par conséquent, l'amour dû à l'homme en tant que prochain doit toujours être subordonné à celui que nous devons tous à notre commun Seigneur. Pour son amour donc et pour son service (si c'est nécessaire), il faut déplaire aux hommes, les blesser et même (toujours si c'est nécessaire) les tuer. Remarquez bien toute l'importance des parenthèses (s'il est nécessaire) : elles indiquent clairement le seul cas où le service de Dieu exige de tels sacrifices. De même que dans une guerre juste les hommes se blessent et se tuent pour le service de la patrie, ainsi peuvent-ils se blesser et se tuer pour le service de Dieu. De même encore que l'on peut, en conformité avec la loi, exécuter des hommes à cause de leurs infractions au code humain, on a le droit, dans une société catholiquement organisée, de faire justice des hommes coupables d'infractions au code divin, dans ceux de ses articles obligatoires au for extérieur. Ainsi se trouve justifiée, soit dit en passant, l'Inquisition tant maudite. Tous ces actes (bien entendu quand ils sont justes et nécessaires) sont des actes vertueux et peuvent être commandés par la charité.
Le libéralisme moderne ne l'entend pas ainsi, ce en quoi il a tort. De là vient qu'il se fait et donne une notion fausse de la charité à ses adeptes. Par ses apostrophes et ses accusations banales d'intolérance et d'intransigeance sans cesse renouvelées, il déconcerte même des catholiques très fermes. Notre formule, à nous, est pourtant bien claire et bien concrète. La voici : la souveraine intransigeance catholique n'est autre que la souveraine charité catholique. Cette charité s'exerce relativement au prochain, quand, dans son propre intérêt, elle le confond, l'humilie, l'offense et le châtie. Elle s'exerce relativement à un tiers, quand pour le délivrer de l'erreur et de sa contagion, elle en démasque les auteurs et les fauteurs, les appelant de leur vrai nom, méchants, pervers, les vouant à l'horreur, au mépris, les dénonçant à l'exécration commune, et si cela est possible au zèle de l'autorité sociale chargée de les réprimer et de les punir. Elle s'exerce enfin relativement à Dieu, quand pour sa gloire et son service, il devient nécessaire d'imposer silence à toutes les considérations humaines, de franchir toutes les bornes, de fouler aux pieds tout respect humain, de blesser tous les intérêts, d'exposer sa propre vie et toutes les vies dont le sacrifice serait nécessaire à l'obtention d'une aussi haute fin.
Tout cela est pure intransigeance dans le véritable amour et, par conséquent, souveraine charité. Les types de cette intransigeance sont les héros les plus sublimes de la charité, comme l'entend la vraie religion. Et parce que de nos jours il y a peu d'intransigeants véritables, il y a aussi peu de gens véritablement charitables. La charité libérale, à la mode actuellement, est condescendante, affectueuse, tendre même, dans la forme, mais au fond elle n'est que le mépris essentiel des biens véritables de l'homme, des suprêmes intérêts de la vérité et de Dieu.


XXII
De la charité dans ce qu'on appelle les formes de la polémique, et si les libéraux ont raison en ce point contre les apologistes chrétiens.

Ce n'est pas là toutefois le terrain sur lequel le libéralisme tient avant tout à livrer bataille, il sait trop bien que dans la discussion des principes, il aurait à subir une irrémédiable défaite. Il préfère accuser sans cesse les catholiques de mettre peu de charité dans les formes de leur propagande. C'est même là-dessus, comme nous l'avons dit, que certains catholiques, bons au fond, mais entachés de libéralisme, essaient ordinairement de prendre pied contre nous.
Voyons ce qu'il y a à dire sur ce chef. Catholiques, nous avons raison en ce point comme en tous les autres, tandis que les libéraux n'en ont pas seulement l'ombre. Arrêtons-nous pour nous en convaincre aux considérations suivantes.
1°- Le catholique peut traiter ouvertement son adversaire de libéral, s'il l'est en effet, personne ne mettra cela en doute. Si un auteur, un journaliste, un député fait montre de libéralisme et ne cache pas ses préférences libérales, comment peut-on lui faire injure en l'appelant libéral ? Si palam res est, repetitio injuria non est : « dire ce que tout le monde sait n'est pas une injure. » A plus forte raison, dire du prochain ce qu'il en dit lui-même à chaque instant, ne peut justement l'offenser. Combien de libéraux cependant, surtout dans le groupe des paisibles et des modérés, regardent comme injurieuses les expressions de libéral et d'ami des libéraux que leur adresse un adversaire catholique.
2°- Étant donné que le libéralisme est une chose mauvaise, appeler mauvais les défenseurs publics et conscients du libéralisme, n'est pas un manque de charité.
C'est en substance, appliquer au cas présent la loi de justice en usage dans tous les siècles. Nous, catholiques d'aujourd'hui, nous n'innovons rien à cet égard. Nous nous en tenons à la pratique constante de l'antiquité. Les propagateurs et les fauteurs d'hérésies ont de tout temps été appelés hérétiques comme leurs auteurs. Et comme l'hérésie a toujours été considérée dans l'Église comme un mal des plus graves, l'Église a toujours appelé mauvais et méchants ses fauteurs et ses propagateurs. Parcourez la collection des auteurs ecclésiastiques, vous y verrez comment les apôtres ont traité les premiers hérésiarques, comment les saints Pères, les controversistes modernes et l'Église elle-même dans son langage officiel, les ont imités. Il n'y a donc aucune faute contre la charité à nommer le mal mal, méchants les auteurs, fauteurs et disciples du mal, iniquité, scélératesse, perversité, l'ensemble de leurs actes, paroles et écrits. Le loup a toujours été appelé loup tout court, et jamais en l'appelant ainsi on n'a cru faire tort au troupeau et à son maître.
3° - Si la propagande du bien et la nécessité d'attaquer le mal exigent l'emploi de termes un peu durs contre les erreurs et ses coryphées reconnus, cet emploi n'a rien de contraire à la charité. C'est là un corollaire ou une conséquence du principe ci-dessus démontré. Il faut rendre le mal détestable et odieux. Or, on n'obtient pas ce résultat sans montrer les dangers du mal, sans dire combien il est pervers, haïssable et méprisable. L'art oratoire chrétien de tous les siècles autorise l'emploi des figures de rhétorique les plus violentes contre l'impiété. Dans les écrits des grands athlètes du christianisme, l'usage de l'ironie, de l'imprécation, de l'exécration, des épithètes écrasantes est continuel. Ici l'unique loi doit être l'opportunité et la vérité.
Il existe encore une autre justification de cet usage.
La propagande et l'apologétique populaires (elles sont toujours populaires quand elles sont religieuses) ne peuvent garder les formes élégantes et tempérées de l'académie et de l'école. Pour convaincre le peuple il faut parler à son cœur et à son imagination qui ne peuvent être touchés que par un langage coloré, brûlant, passionné. Être passionné n'est pas répréhensible quand on l'est par la sainte ardeur de la vérité.
Les prétendues violences du journalisme ultramontain moderne le cèdent non seulement de beaucoup à celles du journalisme libéral, mais elles sont encore justifiées par chaque page des oeuvres de nos grands polémistes catholiques des meilleures époques, ce qui est facile à vérifier.
Saint Jean-Baptiste commença par appeler les Pharisiens : « race de vipères ». Jésus-Christ Notre-Seigneur leur lance les épithètes « d'hypocrites, de sépulcres blanchis, de génération perverse et adultère » sans croire pour cela souiller la sainteté de sa très bénigne prédication. Saint Paul disait des schismatiques de Crête qu'ils étaient des « menteurs, de mauvaises bêtes, des ventrus fainéants» [3]. Le même apôtre appelle Elymas le magicien « séducteur, homme rempli de fraude et de fourberie, fils du diable, ennemi de toute vérité et de toute justice ».
Si nous ouvrons la collection des œuvres des Pères, nous rencontrons partout des traits de cette nature. Ils les employèrent sans hésiter, à chaque pas, dans leur éternelle polémique avec les hérétiques. Bornons-nous à citer quelques-uns des principaux. Saint Jérôme discutant avec l'hérétique Vigilance lui jette à la face son ancienne profession de cabaretier. « Dès ta première enfance, lui dit-il, tu appris autre chose que la théologie et tu te livras à d'autres études. Vérifier à la fois la valeur des monnaies et celle des textes de l'Écriture, déguster les vins et posséder le sens des prophètes et des apôtres ne sont certainement pas des choses dont le même homme puisse se tirer à son honneur ». Il est facile de se rendre compte de la prédilection du saint controversiste pour cette manière de discréditer son adversaire. Dans une autre occasion, s'attaquant au même Vigilance qui niait l'excellence de la virginité et du jeûne, il lui demande avec son enjouement ordinaire s'il parle ainsi : « Pour ne point porter atteinte au débit de son cabaret ». Grand Dieu ! quels cris aurait jetés un critique libéral, si un de nos controversistes avait écrit de la sorte contre un hérétique du jour !
Que dirons-nous de saint Jean Chrysostome ? Sa fameuse invective contre Eutrope n'est comparable, au point de vue du caractère personnel et agressif, qu'aux plus cruelles invectives de Cicéron contre Catilina ou contre Verrès. Le doux saint Bernard n'était certainement pas de miel lorsqu'il s'agissait des ennemis de la foi. S'adressant à Arnaud de Brescia, le grand agitateur libéral de son temps, il le nomme en toutes lettres « séducteur, vase d'injures, scorpion, loup cruel ».
Le pacifique saint Thomas d'Aquin oublie le calme de ses froids syllogismes pour lancer contre son adversaire Guilhaume de Saint-Amour et ses disciples les violentes apostrophes qui suivent. «Ennemis de Dieu, ministres du diable, membres de l'Antéchrist, ignorants, pervers, réprouvés ». Jamais l'illustre Louis Veuillot n'en a tant dit ! Le séraphique saint Bonaventure si plein de douceur se sert contre Gérald des épithètes « d'impudent, de calomniateur, d'esprit de malice, d'impie, d'impudique, d'ignorant, d'imposteur, de malfaiteur, de perfide et d'insensé ». Dans les temps modernes nous voyons apparaître la ravissante figure de saint François de Sales que sa délicatesse exquise et son admirable mansuétude ont fait appeler la vivante image du Sauveur. Croyez-vous qu'il eut des égards pour les hérétiques de son époque et de son pays ? Allons donc ! il leur pardonna leurs injures, il les combla de bienfaits, alla jusqu'à sauver la vie de ceux qui avaient attenté à la sienne, jusqu'à dire à un de ses adversaires : « Si vous m'arrachiez un œil, je ne laisserais pas avec l'autre de vous regarder comme un frère » ; mais avec les ennemis de la foi, il ne gardait aucun tempérament, aucune considération. Interrogé par un catholique désireux de savoir s'il était permis de mal parler d'un hérétique qui répandait de mauvaises doctrines, il répondit : « Oui, vous le pouvez à la condition de vous en tenir à l'exacte vérité, à ce que vous savez de sa mauvaise conduite, présentant ce qui est douteux comme douteux et selon le degré plus ou moins grand du doute que vous aurez à cet égard ».
Dans son Introduction à la vie dévote, livre si précieux et si populaire, il s'exprime plus clairement encore : « Les ennemis déclarés de Dieu et de l'Église, dit-il à Philotée, doivent être blâmés et censurés avec toute la force possible. La charité oblige à crier au loup, quand un loup s'est glissé au milieu du troupeau et même en quelque lieu qu'on le rencontre ».
Sera-t-il donc nécessaire que nous fassions un cours pratique de rhétorique et de critique littéraire à l'usage de nos ennemis ? En somme, nous venons de dire tout ce qu'il y a de vrai dans la question tant rabattue des formes agressives usitées par les écrivains ultramontains, c'est-à-dire en langue vulgaire par les véritables catholiques. La charité nous défend de faire à autrui ce que raisonnablement nous ne voudrions pas qu'on nous fît à nous-mêmes. Remarquez bien l'adverbe raisonnablement, il renferme toute l'essence de la question.
La différence essentielle qui existe entre notre manière de voir et celle des libéraux à ce sujet, consiste en ce qu'ils considèrent les apôtres de l'erreur comme de simples citoyens libres, usant de leur plein droit lorsqu'ils opinent en matière de religion autrement que nous. Par suite ils se croient tenus de respecter l'opinion de chacun et de n'y contredire que dans les termes d'une discussion libre. Nous autres, au contraire, nous voyons en eux les ennemis déclarés de la foi que nous sommes obligés de défendre. Nous ne voyons pas dans leurs erreurs des opinions libres, mais de hérésies formelles et coupables, ainsi que nous l'enseigne la loi de Dieu. C'est donc avec raison qu'un grand historien catholique a dit aux ennemis du catholicisme : « Vous vous rendez infâmes par vos actes et j'achèverai de vous couvrir d'infamie par mes écrits ». En cette même façon la loi des Douze Tables ordonnait aux viriles générations des premiers temps de Rome : Adversus hostem æterna auctoritas esto, ce qui peut se traduire ainsi « A l'ennemi, point de quartier ».



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