Indices de la connaissance du Nouveau Testament
chez les romanciers de l’Antiquité et autres auteurs païens
du Ier siècle après Jésus-Christ (VIIIème partie)
Dans le numéro 40, Madame Ramelli nous expliquait les raisons pour lesquelles il y a lieu de
considérer comme authentique la correspondance entre Saint Paul et Sénèque ; ce qui ne signifie
pas, précisait-elle, que Sénèque se soit converti au Christianisme. Elle nous donne maintenant la
réponse aux objections qui ont été formulées contre l’authenticité de ces lettres.
Comme j’y faisais allusion, il y a quelque probabilité pour que la correspondance qui nous est
parvenue sous le nom de Sénèque et de Paul ne soit pas apocryphe, si l’on exclut la lettre datée de
64 certainement inauthentique, et si l’on accepte une série de considérations historiques et
philologiques que j’ai formulées à plusieurs reprises (56). En son temps Franceschini a répondu à
certaines objections soutenues par Momigliano contre l’authenticité de cette correspondance (57) :
le contenu des lettres, petits billets quotidiens en style parlé sans idée éminente, les rendait peu
intéressants pour les Pères et en explique aussi bien le style qui a été défini « hâtif et grossier »,
que l’ignorance qu’en avait Lactance ; la correspondance est en latin vulgaire dont nous n’avons
pas une connaissance suffisante pour affirmer que la langue de ce courrier en infirme
l’authenticité : les apparents indices de latin tardif peuvent être des signes du registre linguistique
« vulgaire ». Les lettres adressées par Paul à Sénèque sont en latin parce que, au moment de leur
rédaction présumée, l’Apôtre se trouvait à Rome depuis des années où il prêchait, et il écrivait là à
une personne de langue latine, même si elle se trouvait être aussi hellénophone. La conclusion de
Franceschini était que rien ne contraint à considérer ces lettres comme apocryphes. J’ajouterais
que pas même la lex Romana honori senatus [la norme romaine qui nous oblige à honorer le
Sénat] à laquelle Paul fait allusion dans l’Ep. X ne constitue de problème, parce qu’il peut s’agir non
pas tellement d’un texte juridique mais plutôt d’une norme d’usage : l’emploi du mot lex en ce sens
est amplement attesté, y compris chez Sénèque. En outre la circonspection et la prudence qui
transparaissent dans les Epp. V et VIII Barlow, par exemple, où l’on évite de donner le nom de
l’impératrice, déposent en faveur de l’authenticité de cette correspondance, ou bien dans les Epp.
II, III, et VI qui ne s’expliqueraient pas si les lettres avaient été composées au IVème siècle. Un autre
argument concerne les datations correctes des cinq dernières épîtres (X-XIV) faites par le moyen
des dates des consuls ordinaires (XI) ou des suffètes* (X, XIII et XIV), remontant toutes aux années
58-59, sauf la XII qui est de 64 : puisque, en Italie, le dernier document daté par des consuls
suffètes remonte à 289, cela semblerait déposer en faveur d’une datation antérieure à la fin du IIIème
siècle, pour les cinq dernières lettres, sauf la XII. Cette circonstance retirerait, de plus, valeur à
l’ignorance de cette correspondance manifestée par Lactance**. Même le soi-disant embarras de
Jérôme face à ce courrier ne semble du reste pas exister : selon le raisonnement, qui me semble
correct, de Gamberale, en fait, les mots qui se réfèrent à cette correspondance in De Viribus
Illustribus, 12, « epistulae illae quae leguntur a plurimis » [ces épîtres qui sont lues par beaucoup],
n’impliquent pas une mise à distance ni une mise en doute de l’authenticité. A moi
personnellement, il semble évident que saint Jérôme considérait authentique cette correspondance,
étant donné qu’elle constitue l’unique élément qui induise ce philologue chrétien à placer Sénèque
in catalogo sanctorum (ibid) [sur la liste des saints] ; évidemment, s’il l’avait considérée comme
apocryphe, il n’aurait certainement pas inclu Sénèque au nombre des sancti.
Pour pouvoir accepter comme authentiques ces lettres, cependant, il est nécessaire d’en exclure
(58) l’Ep. XII, datée de 64 : en 392 Jérôme (Vir III., 12) atteste que Sénèque, à l’époque où a eu
lieu l’échange de courrier en question, était au faîte du pouvoir, et ceci peut concerner, au point de
vue chronologique, tout le reste de la correspondance, toute cette correspondance - qu’on peut
dater de 58-59 à 62 - sauf l’Ep. XII, puisqu’en 64 Sénèque n’était plus, depuis longtemps, au
sommet du pouvoir. Il semble donc que Jérôme ne connaissait pas la lettre XII, probablement parce
qu’à son époque elle n’avait pas encore été inclue dans le recueil – où d’ailleurs elle interrompt la
continuité manifeste des deux lettres entre lesquelles elle est insérée. Par conséquent, l’exclusion
de l’Ep. XII, et peut-être de la XIV, pour des raisons de contenu, de langue et d’emplacement,
éliminerait la dernière grave difficulté concernant l’authenticité de cette correspondance.
En faveur de cette thèse il faut ajouter d’autres arguments de caractère surtout linguistique, que
j’ai présentés plus récemment (59) : les « hellénismes » (60), déjà depuis longtemps remarqués par
la critique, à l’intérieur de ce recueil de lettres, comme sophista [sophiste], sophia [sophia], aporia
[aporie], ne semblent être présents que dans les lettres de Paul qui, de plus, sont inférieures, en
nombre et en extension, à celles de Sénèque, et pourraient être l’indice de quelqu’un qui, comme
Paul, pensait en grec parce qu’il connaissait cette langue beaucoup mieux que le latin ; les phrases
vraiment obscures et douteuses de la correspondance se concentrent, en effet, dans les lettres de
Paul bien qu’elles soient brèves et rares. Par ailleurs dans l’Ep. VII, Sénèque, à propos des lettres
de Paul aux Galates et aux Corinthiens, observe qu’elles sont écrites cum horrore divino [avec la
crainte de Dieu]. Or, dans la lettre aux Corinthiens, que Sénèque aurait lue, Paul parle de φόβος
θεοû (exemples : 2 Co 5, 11 ; Ro 3, 18), qu’un faussaire chrétien aurait traduit non par horror
[terreur, effroi], mais par timor Dei[crainte de Dieu] : Sénèque semble mal comprendre le grec des
épîtres canoniques de Paul*** (61). Si l’on admet donc la possibilité que l’échange de
correspondance entre Sénèque et Paul ne soit pas nécessairement apocryphe, on peut admettre
aussi l’éventualité que Sénèque ait connu certains écrits du Nouveau Testament et particulièrement
certaines épîtres de Saint Paul.
Ilaria Ramelli
Université Catholique de Milan
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(56) I. RAMELLI, L’epistolario apocrifo Seneca-San Paolo : alcune osservazioni, in Vetera Christanorum 34
(1997), 1-12 ; EAD., Alcune osservazioni sulle origini del Cristianesimo in Spagna : la tradizione patristica, in
Vetera Christianorum 35 (1998), 245-256 ; EAD., Aspetti linguistici dell’epistolario Seneca-San Paolo, in
Seneca e i Cristiani, 123-127 ; EAD., Tracce di presenza cristiana in Spagna in età neroniana ?, in La
Península Ibérica hace 2000 años. I Congresso Internacional de Historia Antigua, Universidad de Valladolid,
bloque temático : Religión y cultura, edd. L.HERNÁNDEZ GUERRA – L. SAGREDO SAN EUSTÁQUIO – J.M. SOLANA,
Valladolid 2001, 631-636.
(57) Les points sont les suivants : la divulgation de la correspondance à partir du IVème siècle ; l’embarras
apparemment montré par Jérôme et Augustin pour l’accepter ; les divergences grammaticales et lexicales
entre les lettres de Sénèque de cette correspondance et le style de cet auteur dans les oeuvres
authentiques ; l’usage du latin par saint Paul et la préoccupation de Sénèque pour le latin de Paul lui-même ;
l’obscurité de la « lex Romana honori senatus » citée dans l’Ep. X Barlow.
(58) Mme Boccolini Palagi le suggérait déjà. Pour elle en effet l’argument de la « rétrodatation » due à l’usage
des consuls suffètes ne peut pas être valable, puisqu’elle est datée par des consuls ordinaires, mais surtout
cette lettre se présente comme écrite par Sénèque après l’incendie de Rome, bien qu’étant datée du 28 mars
64, alors que l’incendie eut lieu le 19 juillet. De plus cette lettre manifeste une attitude ouvertement hostile visà-
vis de Néron, qui est absente des autres lettres, et exprime de la sympathie envers les Juifs, persécutés
avec les Chrétiens sur la fausse accusation d’avoir provoqué l’incendie, tandis que dans les autres lettres ils
sont considérés comme ennemis des Chrétiens. En outre, dans tous les codex qui la contiennent cette lettre
semble insérée postérieurement, de façon telle qu’elle interrompt l’évidente continuité existant entre l’Ep. X,
dans laquelle Paul demande pardon de mettre son nom immédiatement après celui de Sénèque, et la XI, où
Sénèque affirme au contraire se réjouir de voir son nom à côté de celui de Paul ; dans la tradition manuscrite,
de plus, cette lettre est parfois absente.
(59) Voir Aspetti linguistici, déjà cité, 123-127.
(60) Les hellénismes ne semblent cependant pas être des preuves d’une rédaction primitive de la
correspondance en grec, supposée par certains critiques il y a beaucoup de dizaines d’années, parce qu’ils
se trouvent seulement dans les lettres de Paul, et ne paraissent pas même être le résultat d’une traduction
médiévale maladroite.
(61) Enfin il semble significatif de trouver certains aspects linguistiques dans l’oeuvre certainement
authentique de Sénèque, par exemple l’usage - pour la première fois à l’époque classique païenne – du
syntagme credere deos pour indiquer la foi dans les dieux : cf. I. RAMELLI, Alcune osservazioni su credere, in
Maia, N.s., 51 (2000), 67-83 ; ou de l’expression dies aeterni natalis pour désigner le jour de la mort : EAD.,
Osservazioni sul concetto di « giorno natalizio » nel mondo greco e romano e sull’espressione di Seneca dies
aeterni natalis, in ‘Ilu 6 (2001), 169-181 ; et de sacer spiritus, comme nous avons dit, pour signifier la
présence de Dieu en nous : cf. « Sacer spiritus » in Seneca, 253-262.
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Madame Ramelli nous a en outre donné ces quelques précisions :
* Les suffètes (en latin Suffecti) étaient des consuls secondaires ou substituts qui prenaient la place des
consuls ordinaires, spécialement quand, à l’époque impériale, ces derniers se trouvaient être l’empereur ou
d’autres personnages de très haut rang, par exemple le fils de l’empereur. Les suffètes étaient ceux qui
ensuite accomplissaient le travail effectif des consuls.
** En effet, Lactance écrit après la fin du IIIè siècle et, par conséquent, si ces lettres sont antérieures, cela
signifie simplement que Lactance ne les connaissait pas personnellement, mais cela ne prouve pas qu’elles
n’existaient pas à son époque.
*** Sénèque comprend mal le phobos Theou de saint Paul, en le traduisant par horror Dei au lieu de timor
Dei, comme l’aurait fait n’importe quel chrétien. Mais c’est précisément parce que Sénèque n’était pas
chrétien qu’il a fait cette erreur.
Nous remercions le Professeur Antoine Luciani pour l’aide apportée dans la traduction des expressions
latines.
http://abbe-carmignac.org/bulletins/n41.pdf
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